Cannes 2021 – Retour à Reims [Fragments], essai-documentaire fracassant de Jean-Gabriel Périot à la Quinzaine des Réalisateurs, concourant à l’Œil d’Or

 

Le texte du sociologue français Didier Eribon, Retour à Reims (2009, éditions Fayard), qui mêle l’intime au collectif pour dresser un état des lieux de la société à travers le processus de disparition lente de la classe ouvrière et du mouvement de balancier des idéologies qui amène l’extrême-droite sur le devant de l’échiquier politique, a été un best-seller à sa sortie et a fait l’objet d’une adaptation théâtrale par le metteur en scène allemand, directeur artistique de la Schaubühne de Berlin, Thomas Ostermeier en 2017 avec Nina Hoss et 2019 avec Irène Jacob en narratrice. Dans l’adaptation cinématographique de Jean-Gabriel Périot, Adèle Haenel interprète le texte, offrant un rendu du texte tout en maîtrise, sans effets inutiles, chaque mot et chaque silence justes à la virgule, à la respiration près.

Cette adaptation se fait en deux mouvements et un épilogue ; elle raconte en archives l’histoire intime d’Eribon, né dans un milieu ouvrier, et l’histoire politique du monde ouvrier français. L’ensemble est extrêmement bien lié ; ce genre d’exercice est une gageure, le procédé consistant à illustrer par un mélange d’images un texte peut rapidement tourner à l’artificiel et dédoubler la concentration – rien de cela dans Retour à Reims [Fragments], le travail est ici parfaitement cohérent. On écoute le texte, les images que l’on regarde ne sont pas un simple enduit sur la matière narrée, rien n’est plaqué, on ne peut même pas parler d’illustration mais plutôt d’incises précises du récit intime dans le Zeitgeist sociologique.  D’ordinaire, on parle de petite histoire dans la grande, Retour à Reims [Fragments], c’est un renversement de la grande histoire qui s’inscrit dans la petite.

Le premier mouvement s’attèle à l’évolution de la classe sociale dont le sociologue est issu, condition qui se perpétue de génération en génération, avec une mobilité sociale minimale, plus due aux conditions de travail qu’à un réel transfert, avec le poids d’un déterminisme que fait peser la classe dominante sur les petites gens qui n’ont globalement que peu de chances de suivre un autre destin que celui qui arrange les dominants. Les gens finissent par croire aux lois de l’endogamie sociale, à la soumission à la réalité, et se résignent. On a une place dans ce monde et on doit y rester. La violence sociale impose sa non-mixité ; même à l’école – proclamée républicaine – on ne se mélange pas : les enfants des classes populaires vont à l’école jusqu’à 14 ans, fin de l’école obligatoire ; les enfants issus de la bourgeoisie sont dirigés dès 11 vers le lycée. La chape de plomb oppressive placée sur les dominés se pose à l’école et, on ne peut que constater – du moins en France – que malheureusement, en la matière, malgré les quelques bonbons-quotas dans certaines hautes écoles, le système de reproduction éducative pensé dans sa globalité est le même ; simplement, tel que pour Didier Eribon, seul de sa fratrie à avoir fait des études, il n’y a plus de fatalité mais un énorme effort individuel contre le système et sa propre classe à fournir pour s’extraire du fatum. Et peut-être aussi de « bonnes » rencontres et un peu de chance …

Le tour de force des classes dominantes est de réussir à faire revendiquer aux dominés que ceci est un choix, une liberté même !

La culture aussi est réservée :  Si on la montrait aux ouvriers, cela aurait pu corrompre leur place dans ce monde façonné (…)

Aussi étrange qu’il n’y paraisse, l’étanchéité entre les mondes sociaux perdure, la différence réside dans son déni par les élites qui recouvrent cette forfaiture par un vernis démocratique – et pour la France « républicain », mot employé à tous bouts de champs pour légitimer l’action politique – qui serait gage d’égalité des chances.
Toute cette partie qui se rapporte aux conditions de vie et oppression de classe d’avant les années septante fait terriblement écho à notre contemporanéité : dans les classes populaires, les femmes mouraient d’épuisement, les hommes de cancers des poumons ou de la gorge car ils fumaient un nombre incalculable de cigarettes – qu’est-ce qui a changé ?, si ce n’est que maintenant les paysans en sus meurent de cancers inoculés par l’agrochimie; les femmes avortaient pour ne plus avoir d’enfants dans l’extrême pauvreté, ce qui constituait un risque sanitaire et judiciaire majeur, pendant que les femmes issues de la bourgeoisie avait accès à des médecins de leur classe complaisant ou allaient à l’étranger – qu’est-ce qui a changé ?, si ce n’est que lorsque l’on a dépassé le terme réglementaire, en théorie tout le monde pourrait aller à l’étranger, en pratique, non ! La promiscuité, les bruits incessants au travail, à la maison, dans le voisinage, toute cette violence ambiante participe à la violence physique et psychique au sein de la famille. Ou ce harcèlement sexuel qui met en rage froide la mère du sociologue, encore 60 ans après les faits:
« Qui aurait cru une petite bonne contre un riche industriel? »

L’entretien du rapport de classe se faisait par l’humiliation, le mépris, le pouvoir. Cela a-t-il vraiment changé ?

Le récit et le film pointent un élément classique mais méconnu de l’oppression, la translation de l’opprimé à l’oppresseur pour engendrer à son tour un rapport de pouvoir. Les enfants et les femmes sont historiquement les premières victimes de cette double oppression, particulièrement lors des phases d’émancipation des femmes. L’émancipation fait peur aux ouvriers qui ont peur de perdre le contrôle et le pouvoir que leur donne tout de même, comme des miettes d’orgueil à mâchouiller, la société à structure patriarcale.

Le deuxième mouvement du film s’effectue à son médian et se focalise sur le glissement politique des classes défavorisées, traditionnellement communiste ou de gauche car « la lutte de classe est la condition de recouvrer la dignité d’être humain ; ce n’est pas le projet politique qui prime mais la défense contre cette vie quotidienne de ceux qui n’ont rien ou pas grand-chose, et surtout pas les mêmes chances », qui finissent par adhérer aux thèses d’extrême-droite.

Subitement apparaît Jean-Marie Le Pen jeune, dans une archive en noir et blanc, lors d’un meeting tenu devant un public populaire, et déjà la combine, qui marche depuis des décennies un peu partout, y compris aux États-Unis, qui consiste à parler aux faibles en se faisant passer pour l’un.e d’eux et expliquer qu’on est le.la seul.e à s’intéresser à leur sort et à pouvoir les défendre. L’auteur explique en outre que la captation dans les soixante-septante du vote communiste par le Front National est facilité par un certain racisme populaire  ordinaire dans ces années-là envers les travailleurs d’Afrique du nord arrivés pour travailler, puis rejoints par leurs familles. Encore une translation d’oppression qui permet à nouveau d’exister à ses propres yeux en voyant dans les immigrés des personnes à dévaloriser, à rejeter… La division raciste remplace la division de classe et on se réunit autour d’une autre lutte politique : le combat national.

Retour à Reims [Fragments], est un essai-documentaire fascinant car à la fois très français, avec certaines spécificités historiques et structurelles, et en même temps parfaitement universel dans son interprétation sociologique et politique des mécanismes de domination, l’exclusion sociale et le hold-up populiste sur les plus précaires dont on peut retrouver l’emprise contemporaine sur des territoires aussi différents que la Hongrie, les Philippines, le Brésil ou la Turquie pour ne citer que ceux-là. La sujétion au plus fort semble avoir  encore de beaux jours devant elle avec comme avertissement donné par Jean-Gabriel Périot avec cette simple allusion :
Macron 2017
Le Pen 2022

L’idée serait donc pour les citoyen.nes de redevenir actrices et acteurs de la société sans opposer les différents mouvements citoyens.

Jean-Gabriel Périot a ajouté à l’intitulé de son adaptation du livre d’Eribon le terme fragments car il n’a pas cherché à le mettre en image de manière intégrale, préférant se focaliser sur un aspect précis de ce texte qu’il qualifie de kaléidoscopique, laissant de côté quelques thèmes et personnages. Le travail de recherche d’archives, d’extraits de films, de documentaires – avec une prédisposition pour le gros plan, le grain du détail – qui inclut de grands noms tels que ceux de Germaine Dulac, Jean Rouch, Edgar Morin, Chris Marker, Jean Vigo, Eliane Victor,Igor Barrère, Maurice Pialat, Claude Goretta, Françoise Mallet-Joris, René Vautier, Jean-Luc Godard, Jean Renoir, Coline Serreau ainsi que de nombreux collectifs, celui sur les sons et les dialogues également, est magistral, tout comme celui du montage.

Retour à Reims [Fragments] imprime le besoin de répondre à l’injonction de se lever, même si on ne fait pas partie des damnés de la terre !

 

Malik Berkati
J Mag
11 juillet 2021
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